Pater et Ave


Voici deux études indispensables pour bien comprendre les deux prières qui forment la base du chapelet, l'Ave Maria et le Pater.


Je vous salue, Marie : une longue histoire


Paul-Marie Guillaume

Comparée à l'histoire du « Notre Père », celle du « Je vous salue, Marie » est beaucoup plus complexe. Pour le Pater, il n'y a pas de problème, même si les Évangiles de Luc et de Matthieu nous en donnent deux expressions un peu différentes, reflets probables des diverses façons dont les communautés chrétiennes primitives l'ont récité.
L'histoire de l'Ave Maria dure quinze siècles environ, et nous ne pouvons la suivre pas à pas car nous la connaissons mal. Mais nous avons assez de points de repère pour nous en faire une idée exacte, même si elle reste incomplète.
Il nous faut d'abord distinguer nettement les deux parties de la prière : la première sous forme de louange et la deuxième sous forme de supplication. La première a existé longtemps toute seule. C'est d'elle qu'il va d'abord être question.

La première partie de l'Ave Maria : sa genèse

À première vue, elle se compose de deux petits extraits de l'Évangile de Luc : la salutation de l'ange (1, 28) et la réponse d'Élisabeth à Marie (1, 42). Seuls les noms de Marie et de Jésus ont été ajoutés. À y regarder de plus près, les références semblent plus complexes !
Vous êtes bénie entre toutes les femmes : qui parle ?
Ces mots sont-ils à mettre dans la bouche d'Élisabeth ou dans celle de l'ange, ou dans l'une et l'autre ?
La plupart des éditions actuelles de l'Évangile les attribuent à Élisabeth. Mais l'édition du Nouveau Testament du Père Merk les introduit en Lc 1, 28, en les mettant toutefois entre parenthèses. Dans son commentaire de saint Luc, le Père Lagrange écrivait que l'attribution à Gabriel avait « d'excellentes autorités, mais qui sont suspectes d'avoir harmonisé avec v. 42. »1
Quelles sont ces autorités qui mettent la bénédiction dans la bouche de l'ange ? Dès le milieu du IIe siècle, le Protévangile de Jacques (11,1) et le Diatessaron de Tatien. Au tournant des IIe et IIIesiècles, Tertullien dans Le Voile des vierges2, puis, au IVe siècle, Eusèbe de Césarée3. Au IVesiècle, en commentant Tatien, Ephrem le Syrien souligne la double bénédiction de l'ange et d'Élisabeth : « Et Élisabeth confirma cette parole, disant une nouvelle fois : Tu es bénie parmi les femmes. »4 Saint Ambroise connaît lui aussi l'attribution à l'ange.5 Cette leçon (= version) se trouve aussi dans le Codex Ephraemi du Ve siècle, dans le Codex Bezae des Ve–VIe siècles, ainsi que dans le Syriaque et la Vulgate. On la retrouve plus tard dans la liturgie en usage à Sainte-Marie Antique à Rome (en 650), ainsi que dans la liturgie byzantine.6
Que conclure ? Il est certain que, même si cette leçon n'est pas originale, elle est « très ancienne ».7 On a souligné que « ce mécanisme de mémoire traduit l'ancienneté plus grande encore du rapprochement de versets évangéliques pour la construction d'une formule de prière ». 8

Le nom de Marie : des usages variables


Dans le salut de l'ange, le nom de Marie n'est pas mentionné. C'est « pleine de grâce » qui est le nom de Marie sur les lèvres de Dieu. Il est bien difficile de saisir à quel moment de l'histoire ce nom a été introduit. Il est probable que, dès l'instant où l'on a utilisé le salut de l'ange comme prière, l'on a ajouté « Marie ».
Le premier témoignage semble être le graffito « Salut, Marie », écrit en grec sur un mur auprès de la grotte de l'Annonciation à Nazareth et datant du IIIe–IVe siècles. Le nom de Marie se trouve aussi sur deux ostraca égyptiens des VIe–VIIe siècles, chez Ildefonse de Tolède au VIIesiècle et chez Pierre Damien au XIe siècle. En revanche, au VIIIe siècle, Jean Damascène prêche longuement sur l'Annonciation en répétant sans cesse : « Salut, pleine de grâce », mais sans jamais y ajouter « Marie ». De même, l'Hymne acathiste (= à chanter sans s'asseoir), si important dans la liturgie byzantine à partir du VIIIe siècle au moins, qui chante plus de cent cinquante fois « Salut », suivi d'un titre marial — une véritable litanie —, ne dit jamais : « Salut, Marie », ni d'ailleurs : « Salut, pleine de grâce », même si toute la prière est un développement de la salutation de Gabriel. Le nom de Marie apparaît une seule fois dans une antienne d’introduction.

L'usage liturgique précoce

C'est dans la liturgie que l'on décèle les premières formules annonciatrices de la première partie de l'Ave Maria.

En Orient, la Liturgie de saint Jacques des IVe–Ve siècles chante « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie parmi les femmes et béni le fruit de ton sein, car tu as engendré le sauveur de nos âmes » (même texte dans la Liturgie de saint Marc).
Les deux ostraca égyptiens sont les humbles témoins de ce qui devait être entendu dans les liturgies. L'un d'eux commence par « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi » et porte, dans les dernières lignes, « Salut, Marie ». Le second commence par « Salut, Marie, pleine de grâce » et porte au verso « Salut, pleine de grâce, Marie; le Seigneur avec toi; tu es bénie parmi les femmes et béni est le fruit de ton sein, car tu as conçu le Christ, le Fils de Dieu, le rédempteur de nos âmes ».
La fête byzantine de l'Annonciation (aux VIe–VIIe siècles), « qui nous fait sans aucun doute entrer le plus avant dans la grande mariologie byzantine » (L. Bouyer9), contient plusieurs textes qui expriment la foi de l'Église dans le rôle de Marie :






« Salut, toute bénie et remplie de la grâce de Dieu. Béni soit le fruit divin et immortel de vos entrailles, Lui qui par vous accorde au monde entier sa grande pitié.
« Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous; vous enfanterez le Fils qui procède du Père avant les siècles et qui sauvera son peuple de ses offenses.
« Salut, toute pleine de grâce, le Seigneur est avec vous; salut, pure Vierge; salut, épouse non épousée; salut, Mère de vie; béni est le fruit de vos entrailles ! »10

Au VIIIe siècle, Jean Damascène a la formule liturgique : « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. Tu es béni entre les femmes et le fruit de tes entrailles est béni. »11 Il ne manque plus que les noms de Marie et de Jésus.

En Occident, la première partie de l'Ave Maria est introduite dans la liturgie latine aux VIe–VIIe siècles, par le pape saint Grégoire le Grand, ou par quelqu'autre personnage moins célèbre. On la trouve en effet au chant d'offertoire du IVe dimanche de l'Avent : Ave Maria, gratia plena : Dominus tecum : benedicta tu in mulieribus, et benedictus fructus ventris tui. Il peut s'agir d'un remploi de l'antienne d'offertoire du mercredi des Quatre-Temps d'hiver, le jour où l'on lisait l'Évangile de l'Annonciation (les Messes des Quatre-Temps sont parmi les plus anciennes de la liturgie romaine). Quelle qu'en soit l'origine, il convient de remarquer que cette antienne ne s'est jamais terminée par « Jésus ».12

La première partie de l'Ave Maria devient une prière usuelle au Moyen-Âge

Malgré son introduction précoce dans la liturgie, l'Ave Maria met du temps à se populariser13. Certes, au VIIe siècle, Ildefonse, évêque de Tolède, récite plusieurs fois l'Ave Maria lors d'une vision, en se mettant à genoux. Mais il s'agit d'un témoignage exceptionnel. En fait, il faut attendre le XIe siècle pour être assuré, avec le témoignage de saint Pierre Damien († 1072), que l'Ave Maria devient une prière populaire en faveur. Il rapporte d'un clerc qu'il récitait chaque jour l'Ave Maria jusqu'à benedicta tu in mulieribus14.
Au XIIe siècle, qui connaît un grand essor de la piété mariale, Amédée de Lausanne, abbé de l'abbaye cistercienne de Hautecombe († vers 1159), est, semble-t-il, le premier à ajouter le nom de « Jésus ». Cette addition est peut-être due à l'intention d'introduire la doxologie finale de l'homélie qui s'achève ainsi : « Je te salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre toutes les femmes, et béni le fruit de ton sein, Jésus Christ, qui est par dessus toutes choses le Dieu béni dans les siècles des siècles. »15 À la même époque, un ermite du Hainaut, saint Albert, disait l'Ave Maria en faisant cent fois par jour des génuflexions.
C'est à Paris que la Salutation angélique est prescrite pour la première fois : en 1198, l'évêque exhorte à la récitation de l'Ave Maria avec le Pater et le Credo. Vers 1210, les statuts synodaux de Paris — qui préparent les décisions du grand concile de Latran IV de 1215 — invitent tous les chrétiens à apprendre et à réciter l'Ave Maria.
Désormais, à partir du XIIIe siècle donc, les points de repère se multiplient. En voici quelques exemples. Vers 1230, un chapitre général des Chartreux demande aux prieurs d'apprendre aux novices convers l'Ave Maria, en plus du Pater et du Credo. En 1261, un chartreux du diocèse de Nevers « avait résolu au fond de son cœur d'offrir à la Vierge, le jour comme la nuit, cent fois l'Ave angélique suivi de la béatification du fruit de son sein. »16 C'est dans un bréviaire des Chartreux de la première moitié du XIVe siècle qu'on aura la première apparition de la récitation de l'Ave Maria avant les Heures.
Un compagnon de saint Dominique était mort en tenant en main une cordelette de nœuds qui lui servait à compter ses Ave. Il en récitait des milliers par jour17. En 1266, le chapitre général des Dominicains demande aux frères convers de dire chaque jour l'Ave Maria en nombre égal à celui du Pater dans leur office. Saint Thomas d'Aquin († 1274) compose un court commentaire de l'Ave Maria jusqu'à benedictus fructus ventris tui. Il n'est donc pas étonnant que, dès 1277, les béguines de Gand, dirigées par les Dominicains, récitent chaque jour trois fois cinquante Ave Maria18. Sainte Mechtilde de Magdebourg († 1280), profondément attachée à l'Ordre dominicain, récite chaque jour trois Ave Maria en l'honneur du Père, du Fils et du Saint Esprit. Au même moment, entre 1200 et 1250, dans les pays du nord de l'Europe, certaines cloches portaient des inscriptions comme celle-ci : « Maître Jacques m'a faite. Il m'a donnée à ... pour l'âme de sa chère épouse... Que Dieu bénisse celui qui m'a érigée. Je te salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. Tu es bénie entre toutes les femmes. »19
Le témoignage de sainte Gertrude d'Helfta (1256–1302/3) est particulièrement intéressant, car on voit comment la dévotion à la Vierge Marie prépare l'usage du Rosaire et inclut déjà la supplication de la seconde partie de l'Ave Maria.
À la fête de l'Annonciation, au cours de la récitation de l'Invitatoire Ave Maria, « Gertrude vit trois ruisseaux impétueux jaillir de leur source du Père, du Fils et du Saint Esprit, et couler dans le cœur de la Vierge-Mère pour remonter avec la même rapidité à leur source divine (...) À chaque Ave Maria récité dévotement par les fidèles, ces trois ruisseaux venaient cerner de toutes parts la bienheureuse Vierge, traverser son cœur très saint et remonter vers leur source première en produisant d'admirables effets (...) Les fidèles, en répétant cette salutation, sentent se renouveler en eux tout le bien qui leur est venu par le mystère de l'Incarnation. »20 Gertrude apprend de Marie à réciter chaque jour de l'octave de l'Annonciation quarante-cinq Ave Maria, « en mémoire des jours que le Seigneur mit à croître dans son sein. » (p. 143)
Déjà, en récitant cette première partie de l'Ave Maria, Gertrude comprend qu'il faut prier pour les souffrants, pour la persévérance des pénitents, pour le pardon des pécheurs (p. 143). À chaqueAve Maria, il fallait ajouter ces mots, tirés de la Lettre aux Hébreux (1, 3) : « Jésus splendeur de la clarté paternelle et figure de sa substance ». (p. 145)
À la fête de l'Assomption, Gertrude, malade, « ne pouvait malgré son désir réciter autant d'Ave Maria que la bienheureuse Vierge avait passé d'années sur la terre. »21 Pour la Nativité de Marie, elle récite autant d'Ave Maria que de jours de la présence de Marie dans le sein de sa Mère22. A Complies, « elle offrit à la bienheureuse Vierge 150 Ave Maria (...) lui demandant de daigner l'assister à l'heure de la mort avec toute sa tendresse maternelle. » (p. 431) Pour une jeune fille défunte, toutes les Sœurs récitent le Psautier en ajoutant après chaque psaume un Ave Maria.23
La récitation de la première partie de l'Ave Maria s'est donc généralisée en Occident à partir du XIe siècle. Au XIVe siècle, plusieurs synodes des pays nordiques prennent la même mesure que le synode parisien de 1210. Il s'agit peut-être de contraindre des récalcitrants; il s'agit plus sûrement d'entériner une pratique bien enracinée. On avait l'habitude d'entendre les prédicateurs la réciter avant le sermon, on la gravait sur les pierres et sur les cloches des églises, surtout celle destinée à sonner le glas, tout particulièrement dans les pays nordiques.24
Sauf exception (on a vu celle d'Amédée de Lausanne), la prière s'arrête à ventris tui. Le nom de Jésus est omis. Selon de vieux documents, c'est le pape Urbain IV (1261–1264) qui a accordé une indulgence pour l'addition du nom de Jésus Christ. Ensuite cette clausule se répandra assez vite, à la fin du XIVe et au XVe siècle.25

La seconde partie de l'Ave Maria : le cri de la supplication

Dom Capelle écrit : « Incoerciblement, vers la toute-puissance suppliante le peuple chrétien pousse son cri lorsqu'il s'adresse à Marie. Il ne saurait se contenter de la louer. C'est lui qui a fait de l'Ave Maria l'appel des pécheurs. »26
Dès le IIIe siècle, le Sub tuum, découvert en grec sur un papyrus, est une prière de supplication à Marie, Mère de Dieu. Au IVe siècle, saint Augustin achève un sermon en priant Marie pour les différentes catégories de chrétiens.27
Dans la liturgie byzantine de l'Annonciation, louange et supplication se mêlent : « Salut, pleine de grâce ! C'est de vous que nous vient le salut, le Christ notre Dieu qui, ayant assumé notre nature, l'a élevée à la hauteur de la sienne. Priez-le de sauver nos âmes. »28 Au VIIIe siècle, saint André de Crète parle de Marie « par laquelle, pécheurs, nous recevons la faveur de la divinité. »29
Dans la Divine Comédie, Dante († 1321) écrit : « …et le fruit de vos entrailles que je prie de nous garder du mal, Jésus-Christ (...) Priez Dieu pour nous de nous pardonner et de nous donner la grâce de vivre de telle sorte ici-bas qu'il nous donne le paradis à notre mort. » Un peu plus tard, un bréviaire cartusien de 1350 porte : Sancta Maria, ora pro nobis peccatoribus, nunc et in hora mortis, Amen30 et, au siècle suivant, saint Bernardin de Sienne, dans un sermon sur la Passion, est le témoin de la formule : « Sainte Marie, priez pour nous pécheurs. »31
Vers la fin du XIVe siècle on récite donc l'Ave Maria dans sa version longue, au moins dans certaines régions de l'Europe.32 Ce sont les bréviaires du XVIe siècle (celui des Trinitaires de 1514, des Franciscains de 1525, des Chartreux de 1562) qui donnent la formule complète encore en usage aujourd'hui. Elle est introduite dans le bréviaire romain révisé, édité par le pape saint Pie V en 1568.
Entre la salutation de l'ange Gabriel et la consécration officielle de l'Ave Maria, il y a donc une longue histoire de plus de 1500 ans. C'est le lent développement de la prière mariale que nous exprimons lorsque, à longueur de vie, nous égrenons nos « Je vous salue, Marie ». Un mot de saint Grégoire de Nysse (IVe siècle) peut servir de conclusion. Dans une homélie de Noël, il définit la salutation de l'ange comme « les paroles de la mystagogie », c'est-à-dire de l'initiation au mystère de Dieu.33 C'est dire combien la prière de l'Ave Maria n'est pas simplement un acte de piété mais un acte de foi dans le mystère de Dieu avec les hommes, inauguré au jour de l'Annonciation.








  1. Évangile selon saint Luc, Gabalda, 1948, p. 29.
  2. S.C., no 424, p. 151.
  3. Démonstration évangélique VII, 1; P.G. 22, 517.
  4. S.C., no 121, p. 102.
  5. Traité sur l’Évangile de saint Luc 2, 8 — S.C., no 45, p. 75.
  6. Cf. E. Mercenier, La prière des Églises de rite byzantin, II/1, 1953, p. 344, 348, 364.
  7. E. Amman, Le protévangile de Jacques, 1910, p. 222, note.
  8. Dictionnaire de Spiritualité, A. Duval, art. « Rosaire », t. 13, 940.
  9. La Maison-Dieu, no 38, 1954, p. 90.
  10. E. Mercenier, op. cit., II/1, p. 344–348.
  11. P.G. 96, 650.
  12. Sur ces questions : H. Leclercq, D.A.C.L., art. « Marie (Je vous salue) », t. X/2, col. 2050 et Dom Capelle,Maria I, p. 237.
  13. Cf. Dom Capelle, Maria I, 238.
  14. D.A.C.L., art. cité, 2052 et J.A. Jungmann, Histoire de la prière chrétienne : évolution et permanence, trad. fr. Fayard, 1972, p. 105.
  15. Homélie 3 — col « Pain de Cîteaux », série 3/2, p. 174.
  16. Maria II, 635.
  17. Maria II, 747 s.
  18. Maria II, 758.
  19. Maria IV, 438, n. 84.
  20. Le Héraut de l'amour divin, IV, 12 — S.C. 255, p. 137.
  21. IV, 48, p. 357.
  22. IV, 51, p. 419.
  23. V, 3, S.C. 331, p. 69.
  24. Cf. Maria IV, 415.
  25. Cf. F.-M. William, L'histoire du Rosaire, 28.
  26. Maria I, 238.
  27. Cf. antienne à l'office marial du samedi; Sermo 194, P.L. 39, 2104.
  28. E. Mercenier, op. cit., p. 353.
  29. P.G. 97, 1108.
  30. Maria II, 635 s.
  31. D.A.C.L., art. cit., col. 2059.
  32. Maria IV, 415.
  33. P.G. 46, 1140.





Notre Père

Philippe-Marie Airaud *
Le Pater est la prière la plus précieuse de notre tradition chrétienne. Jésus lui-même l’enseigna à ses disciples et elle contient tout ce qu’il nous est bon de demander au Seigneur. Les Pères de l’Église l’ont dit : tout ce que l’on peut demander à Dieu est contenu dans la prière dominicale et il ne convient pas de demander quelque chose qui n’y est pas contenu.
« Si tu parcours toutes les formules des prières sacrées, dit saint Augustin, tu ne trouveras rien, je crois, qui ne soit contenu dans cette prière du Seigneur et n’y trouve sa conclusion. On est donc libre, lorsque l’on prie, de dire les mêmes choses avec des paroles diverses, mais on n’est pas libre de dire autre chose ».1 Méditer la prière du Seigneur, c’est se mettre à l’école du Maître par excellence, c’est apprendre de Lui comment prier, c’est rejoindre la question des apôtres : « Seigneur apprends-nous à prier ».2

Contexte

Tout d’abord, il faut scruter le contexte dans lequel les évangiles nous rapportent le texte magnifique que nous récitons si souvent. Nous pouvons le lire dans les évangiles selon saint Matthieu et selon saint Luc, avec quelques variantes.
1 – Matthieu situe le Notre Père dans le contexte du grand Discours de Jésus sur la montagne au chapitre 6. La Loi nouvelle ne vient pas abolir l’ancienne Loi mais l’accomplir. Jésus invite à l’amour des ennemis et au dépassement de la stricte justice par un surcroît de miséricorde. Les œuvres de conversion et de miséricorde doivent être vécues selon un esprit nouveau : l’aumône se faire discrète, le jeûne secret et joyeux et la prière dans l’intimité de la solitude avec le Seigneur. Nous savons comment les païens avaient l’habitude de prier en multipliant les formules incantatoires pour plier la divinité à leurs désirs. Cette conception magique de la prière est d’ailleurs toujours d’actualité, lorsqu’on garde une vision utilitariste d’un Dieu censé résoudre toutes les difficultés et les problèmes dépassant les capacités humaines.
Jésus met en garde contre cette manière de prier : « Lorsque vous priez, ne rabâchez pas comme les païens. Ils s’imaginent en effet qu’ils seront exaucés à cause de leur verbosité. Ne leur ressemblez donc pas. Car Il sait, votre Père, ce dont vous avez besoin, avant que vous lui demandiez ».3 Est-ce là une nouvelle conception de la religion ? En effet, à quoi bon invoquer Dieu dans les nécessités qui sont les nôtres puisqu’Il les connaît par avance ?
Et le texte du Notre Père de suivre sur les versets 9 à 15. Quelques versets plus loin (25–34), Jésus semble en quelque sorte commenter en invitant ses auditeurs à l’abandon à la Providence du Père. Ne pas s’inquiéter du lendemain, voilà le maître mot, ni pour la nourriture, ni pour le vêtement, « car Il sait, votre Père céleste, que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît ».4
2 – Le contexte de saint Luc est un peu différent.
Le passage précédant le Notre Père relate l’accueil chez Marthe et Marie et la plainte de Marthe que Marie laissait seule au service pour écouter le Seigneur. Marie devient par le fait même le modèle des contemplatifs assis aux pieds du Seigneur pour écouter sa parole. « Marthe, Marthe, dit Jésus, tu t’inquiètes et tu te troubles pour beaucoup de choses. Or il n’en faut que peu, une seule même. En effet, Marie a choisi la bonne part, laquelle ne lui sera pas enlevée ».5 C’est alors que les disciples demandent au Seigneur de leur apprendre à prier et que Jésus leur enseigne le Pater. Les passages suivant immédiatement rapportent d’une part, l’histoire de l’ami importun qui vient réclamer à une heure indue et à qui l’on donne malgré tout,6 et d’autre part, l’enseignement du Christ sur la nécessité de demander sans se lasser, sûr que la prière sera exaucée par le Père du Ciel.7
Il faut noter là des différences entre saint Matthieu et saint Luc. Les sept demandes de Matthieu ne sont que cinq chez Luc, où manquent : « Que ta volonté soit faite » et « Délivre-nous du mal ». En outre, Luc ne dit pas Notre Père, mais seulement Père.
Ainsi nous nous trouvons dans un contexte d’enseignement de la Loi nouvelle montrant comment la Loi ne doit pas être vécue dans un formalisme desséchant mais avec le cœur mû par l’amour. La relation à Dieu s’en trouve plus intime et concentrée sur l’essentiel de ce qui doit constituer les aspirations fondamentales de l’être humain. Trop souvent, l’homme cherche à obtenir ce qui est l’objet de ses désirs terrestres, sans se soucier de la gloire de Dieu et de son propre salut éternel.
Le Notre Père recentre sur le commandement fondamental de l’Amour de Dieu. Quand la prise de conscience des besoins vitaux de l’homme s’est opérée, il s’agit dès lors de demander avec insistance et sans se lasser ce qui est véritablement nécessaire. Nous mesurons mieux la portée pédagogique de la prière dominicale qui entraîne l’âme à se focaliser sur son vrai bien et à le désirer intensément. Dieu sait d’avance ce dont nous avons besoin, mais Il ne veut pas nous le donner malgré nous. La prière attise notre désir spirituel, nous fait comprendre à quel point tout est grâce divine et nous invite à engager résolument notre liberté dans l’acceptation oblative de notre vie à la suite du Christ.
En effet, la prière du Notre Père prend dans la bouche du Seigneur Jésus une portée unique. Elle émane d’une relation jamais égalée entre Dieu et l’homme par la grâce de l’union hypostatique. Jésus appelle Dieu, son Père, comme jamais auparavant il n’avait été possible de le faire et comme jamais après il ne sera possible de le faire. Si nous disons Notre Père, Jésus est le seul à pouvoir dire absolument Mon Père. Dans un acte d’adoration parfaite et l’offrande totale de Lui-même, il fait monter vers son Père la prière la plus excellente tant dans la forme, le fond que dans la disposition intérieure de sublime union à la divinité. Toutes les fois que nous prions le Pater, il nous faut nous unir à ce premier Pater et tendre, par la grâce, à le réciter avec les dispositions intérieures du Seigneur Jésus, qui demeurera pour toujours le modèle des priants.

Pater noster, qui es in cælis

1 – Pater

Dans un premier temps, il convient de s’arrêter sur le terme qui donne toute sa coloration à la prière dominicale. Jésus fait monter vers les cieux une prière qui s’adresse à Celui à qui l’unit un lien ineffable et unique. Nul n’a jamais dit avec tant de vérité : Père ! Le Fils a tout en commun avec le Père, si ce n’est la filiation. Une même nature divine constitue leur unité, et la seule chose qui les distingue est la relation elle-même qui les fait Père et Fils, l’un pour l’autre. Nous entendons résonner la parole du Christ : « Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler ».8
Jésus a défendu sévèrement : « Ne donnez à personne sur la terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est dans les cieux ».9 D’aucuns voudront appliquer littéralement la sentence en appelant les prêtres par leur prénom. C’est oublier qu’il faudrait alors interdire aux enfants de dire ’papa’, pour pousser la logique jusqu’au bout. Le seul Père absolu est le Père des cieux, et toute paternité sur terre est mesurée par la Paternité céleste. Bien loin de vouloir appliquer littéralement cette recommandation du Seigneur, il convient d’y lire un sens spirituel qui renvoie au mystère même de la Sainte Trinité et au type de relation que Dieu veut entretenir avec les hommes. Pour plagier saint Augustin, je dirais volontiers : « Non Pater a patribus, sed patres a Patre ».10 Ainsi donc, ce n’est pas le Père céleste qui tire son nom des pères de la terre, mais les pères de la terre qui tirent leur nom du Père céleste. Cela peut s’entendre d’ailleurs tant de la paternité physique que de la paternité spirituelle. Exercer la paternité ici-bas, c’est contempler la paternité de Dieu pour en tirer les conséquences pratiques vers un exercice équilibré de cette paternité, alliant la justice et l’amour.
Jésus, Fils par nature, nous a rachetés pour faire de nous des fils adoptifs par la grâce. Il nous a rendus dès lors capable de prier comme lui le Père des cieux. Saint Paul le dit admirablement : « Lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sous la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi, pour que nous recevions l’adoption. Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : « Abba ! Père ! » De sorte que tu n’es plus esclave, mais fils, et si tu es fils, tu es aussi héritier de par Dieu ».11
Dans l’Ancien Testament, Dieu est parfois appelé Père pour mettre en valeur son rôle de créateur, de rédempteur ou encore de celui qui protège la croissance.12 Israël est son fils premier-né.13 Il est Père de David,14 des orphelins,15 du juste.16 Jamais pourtant il n’est dit Père au sens fort qui est celui de Jésus. Les juifs du temps de Jésus ne s’y trompèrent point, comme le rapporte saint Jean : « Les juifs n’en cherchaient que plus à le tuer : parce que non seulement il violait le sabbat, mais il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant l’égal de Dieu ».17 Ainsi le Sauveur nous introduit dans une relation toute nouvelle avec Dieu et nous entraîne à sa suite à proclamer avec joie cette filiation divine à laquelle tous les hommes sont appelés.

2 – Noster

Matthieu ajoute pour sa part la précision de l’adjectif possessif. Cette précision est d’ailleurs double.
Elle souligne d’abord la différence de relation entre Jésus et son Père d’une part, et nous-mêmes et le Père d’autre part. Au matin de la résurrection, Jésus disait à sainte Marie-Madeleine : « Va t’en vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ».18 La filiation divine de Jésus est par nature et de toute éternité et c’est pourquoi Il peut dire « mon » Père, alors que nous recevons notre filiation divine en Jésus et par Jésus. La sienne est unique. La nôtre se multiplie à mesure que le saint baptême incorpore à l’Église les enfants que Dieu fait naître à sa vie divine. Cette filiation adoptive n’est pas mon monopole, je la partage avec tous mes frères chrétiens.
De là le second aspect de la précision. Même si mon lien personnel avec le Père du ciel est en quelque sorte unique, lorsque je prononce le Notre Père, je me reconnais comme appartenant à une famille, une fraternité d’enfants du même Père. Je ne peux pas prétendre l’accaparer pour le plier à mes exigences ou mes caprices, entretenant un lien secret au divin à la manière des gourous des sectes. La vie spirituelle se vérifie toujours par le discernement de l’Église et dans les fruits de charité qui doivent orner ma vie. « Je ne peux pas m’adresser à Dieu, dit le Cardinal Journet, en oubliant que je suis un parmi les enfants d’adoption. Ma prière est catholique. Dès que je dis le Pater avec sincérité, sans penser à personne, en pensant simplement à Dieu, ce sont tous mes frères humains contemporains, avec leurs souffrances, que je prends dans ma prière, que je rassemble dans ce « notre ». Je déborde les limites de mon moi ».19 Déjà enfants adoptifs ou appelés à l’être, tous les hommes ont au ciel un même Père.

3 – Qui es in cælis

Et précisément, Il est au Ciel. L’expression est de la Bible. Elle ne signifie pas un lieu matériel que Dieu ne saurait habiter puisque rien ne peut le contenir. Il n’habite pas notre terre, alors il faut bien dire de manière poétique qu’Il est ailleurs. Dieu se suffit à Lui-même et l’on peut bien dire qu’Il habite en Lui-même. La Sainte Trinité est ce sanctuaire caché, pierre précieuse qui n’a pas besoin d’écrin, dont la splendeur ne peut être contemplée que par ceux qu’Elle admet à entrer dans son mystère saint. Qui n’a pas été saisi par l’icône de Roublev, happé par elle, puisque le point focal des lignes de fuite se trouve à la place même de celui qui la regarde, comme si les Trois qui ne sont qu’Un entraînaient dans leur mystère d’échange, le contemplatif au cœur ouvert par la grâce. Les cieux sont en Dieu plus que Dieu n’est dans les cieux, car l’ailleurs auquel nous aspirons n’est pas un lieu mais un mystère infini d’échange d’amour.
Le reposoir du Père, c’est Lui-même, et tout endroit où Il aime à demeurer par sa grâce. « C’est avec raison que ces paroles « Notre Père qui es aux cieux » s’entendent du cœur des justes, où Dieu habite comme dans son temple. Par là aussi celui qui prie désirera voir résider en lui Celui qu’il invoque ».20 Ces mots de saint Augustin, repris par le Catéchisme de l’Église Catholique, mettent en évidence la dignité qui est la nôtre et l’attention que nous devons avoir à cette présence divine en nos cœurs. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père »,21 disait Jésus ; n’est-ce pas là une façon de comprendre cette parole ?

Les sept demandes

Mais il est temps maintenant de méditer sur les sept demandes de la prière dominicale. Les trois premières se rapportent à Dieu et les quatre dernières expriment nos besoins fondamentaux. « Après nous avoir mis en présence de Dieu notre Père pour L’adorer, L’aimer et Le bénir, l’Esprit filial fait monter de nos cœurs sept demandes, sept bénédictions. Les trois premières, plus théologales, nous attirent vers la Gloire du Père, les quatre dernières, comme des chemins vers Lui, offrent notre misère à sa Grâce ».22

1 – Sanctificetur nomen tuum

« L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône haut et élevé, et les pans de son manteau emplissaient le Temple. Des Séraphins se tenaient au-dessus de Lui... L’un criait à l’autre et disait : « Saint, saint, saint est Yahvé des armées ! Toute la terre est pleine de sa gloire. » Les fondements des seuils vacillèrent à la voix de celui qui criait, et la maison se remplit de fumée. Je dis : « Malheur à moi ! Je suis perdu ! Car je suis un homme aux lèvres impures et j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures ; et mes yeux ont vu le Roi, Yahvé des armées ! ».23 Ce récit biblique de la vocation du prophète Isaïe manifeste avec vigueur la transcendance de Dieu, sa majesté et sa sainteté. Dieu est la sainteté même en regard de laquelle toute chose paraît profane. Il est trop évident que nous ne pouvons ajouter quoi que ce soit à la sainteté divine en son infinie perfection.
La piété populaire voudrait commencer la prière par ce qu’il y a de plus utile et de plus immédiat. Nous sommes ainsi faits que nous avons tendance à demander d’abord quelque avantage et quelque bienfait qui contenteraient notre petite façon de concevoir ce qui nous est utile et qui satisferaient nos désirs liés à nos pauvres préoccupations terrestres. Il faut déjà un regard de contemplatif et de croyant pour penser à demander en premier lieu ce qui concerne la gloire du Seigneur. La prière du Notre Père fixe d’abord la fin à atteindre et, dans un mouvement descendant admirable, invite à mendier les moyens pour y parvenir.
Que le nom du Seigneur soit saint, cela ne fait aucun doute, ou alors nous ne nous serions fabriqué qu’un dieu imparfait, idolâtré à notre image. Mais ce nom divin chez les juifs, était le nom sacré imprononçable que seul le grand prêtre, en la fête du Grand Pardon (Yom Kippour), prononçait, tremblant, en entrant dans le Saint des saints du Temple de Jérusalem. En ce lieu, Dieu était rendu présent par le nom saint et emplissait de sa gloire le lieu sacré. Ainsi, sanctifier le nom de Dieu, ce n’est pas ajouter quelque chose à sa sainteté mais c’est inviter la sainteté divine à pénétrer toute réalité terrestre pour la sanctifier. Ceci n’est d’ailleurs possible que par la médiation éternelle du Christ Grand Prêtre.
S’éclairent alors ces mots de l’épître aux Hébreux : « Nous sommes sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus-Christ, une fois pour toutes. Tout prêtre se tient debout chaque jour pour faire le service et offrir maintes fois les mêmes sacrifices qui ne peuvent jamais ôter les péchés. Mais celui-ci, après avoir offert pour les péchés un sacrifice unique, s’est assis pour toujours à la droite de Dieu, attendant désormais que ses ennemis soient mis comme marchepied de ses pieds. Car par une offrande unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés ».24
Voici bien l’affaire : mener des œuvres dignes du Seigneur qui manifestent sa gloire et sa sainteté en notre monde. Par le baptême, cette sainteté est déjà en nos cœurs. « Qui me voit, voit le Père », disait Jésus à l’apôtre Philippe.25 Dans la logique et la suite de l’Incarnation du Seigneur, la sainteté du Père doit être répandue à travers les âges et le monde pour que tous les hommes reconnaissent le vrai Dieu et sa sainteté dans la sainteté de ses élus. Nous comprenons donc combien incessante doit monter notre prière pour que le nom du Père soit sanctifié en nous, ses enfants adoptifs, afin qu’il puisse l’être dans toute la création. « Quand nous disons « Que ton nom soit sanctifié », disait Tertullien, nous demandons qu’il soit sanctifié en nous, qui sommes en lui, mais aussi dans les autres que la grâce de Dieu attend encore, afin de nous conformer au précepte qui nous oblige de prier pour tous, même pour nos ennemis. Voilà pourquoi nous ne disons pas expressément : Que ton nom soit sanctifié « en nous », car nous demandons qu’il le soit dans tous les hommes ».26

2 – Advéniat regnum tuum

Que ton règne vienne, et saint Paul nous le dit : « Le règne de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit-Saint ».27 Cette prière de tous les jours stimule en nous le désir de la fin des temps, mais ne doit pas nous éloigner des devoirs qui sont les nôtres en ce monde. Regardez avec quel amour les moines font toutes choses jusque dans le détail, et pourtant, mieux que nous, ils savent combien ces choses sont précaires, éphémères et que finalement seule compte la venue du Seigneur. Quand le Christ reviendra dans la gloire, alors nous saurons que le règne du Père est prêt à se réaliser, pleinement dans nos cœurs et selon l’ordre qu’Il veut sur la création qui est la sienne.
Il serait sûrement plus correct de dire : que ton règne arrive. Ce dernier verbe souligne plus justement l’imminence de la parousie et nous incline plus volontiers à porter le souci constant de notre sanctification, le souci permanent d’être prêt pour l’heure de la grande rencontre, le souci aimant et impatient de la rencontre avec l’être aimé.
Mais hélas, la conjoncture nous entraîne si souvent à désespérer de la venue du règne du Père. Il semble que notre époque voit se déchaîner les puissances du mal en un paroxysme jamais égalé dans l’histoire. Certes, de tout temps, le péché a cherché à s’imposer dans le cœur de tous les hommes. Mais aujourd’hui advient une inversion des valeurs où le mal est appelé bien, le bien appelé mal, où tout semble être justifié au nom de l’autodétermination de l’être humain qui se croit investi de la lourde responsabilité de déterminer pour lui-même les critères et les normes de son comportement moral, sans mesurer comment, dans l’élaboration de ces normes, il se laisse influencer par ses intérêts du moment, dominé par son propre égoïsme et mû par son orgueil. L’aveuglement de l’esprit et les ténèbres de la conscience amènent à justifier l’injustifiable, conduisent l’homme à s’opposer au dessein originel du Seigneur sur l’humanité, à s’autodétruire par l’avortement, l’euthanasie ou la guerre sous une apparence de bien et une façade publique de bonne moralité. Comment Dieu peut-Il régner dans ces conditions radicalement contraires à la révélation et aux principes évangéliques ?
« Dieu peut régner de deux manières : selon l’inclination de son cœur, et alors Il règnera sur les âmes par son amour ; mais si son amour est refusé, il règnera bien encore sur elles, mais par l’éclat de sa justice ».28 Autrement dit, le triomphe des impies n’est qu’apparent et temporaire, car si l’amour de Dieu est refusé, sa justice n’en triomphera pas moins ultimement. Au Paradis, le Père régnera par l’amour dans une indicible liesse de tous ceux qui auront accepté le salut en Jésus-Christ. En enfer, Il régnera par la justice dans une indescriptible et abyssale tristesse de ceux qui n’auront pas accepté la rédemption et le triomphe du Crucifié, libres de ne pas avoir choisi le Seigneur, mais pas libres de ne pas dépendre du juste sort qui sera le leur. Ici bas, le règne de Dieu est déjà présent dans le cœur des saints, et l’enfer est déjà inauguré dans les sphères du péché, du refus de la loi divine et du dessein d’amour de Dieu pour tous les hommes.
Faut-il désespérer de notre temps et de son apostasie ? Non, bien sûr ! C’est une invitation à plus de courage et plus de vigilance, à plus de sainteté et un témoignage accru de l’espérance qui est la nôtre. Les fleurs ne sont jamais aussi belles que lorsqu’elles poussent sur le fumier. La grâce n’est jamais aussi prégnante que lorsque le mal se déchaîne, car « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé ».29 Le surcroît de la haine et du péché attire le surcroît de l’amour et de la grâce.

3 – Fiat volúntas tua, sicut in cælo, et in terra

Le but essentiel de la venue du Verbe sur terre est la réalisation de la volonté du Père. Jésus le dit lui-même à plusieurs reprises : « Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté à moi, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ».30
Pour ne pas risquer de tomber dans l’hérésie monothéliste du Ve siècle, il faut faire ici une distinction. Le nom de cette hérésie indique que ceux qui la professaient croyaient en une seule volonté dans le Christ. C’est en quelque sorte un avatar du monophysisme du IVe siècle. Pour eux, le Christ n’avait qu’une seule volonté : divine. Si tel était le cas, nous ne voyons pas comment le Christ pourrait dire qu’Il ne vient pas faire sa volonté mais la volonté de Celui qui l’a envoyé puisque, en tant qu’Il est Dieu, sa volonté ne fait qu’une avec celle de son Père. En Lui, il y a bien deux volontés : l’une divine et l’autre humaine. C’est cette volonté humaine du Seigneur qui n’a de cesse de s’unir en tout à la volonté divine, tout en restant distincte. Nous savons comment les tentations ont assailli le Seigneur et comment au Jardin des Oliviers, voyant approcher les terribles souffrances de la Passion, Il est tenté de demander que s’éloigne de lui ce calice. « Père... que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se fasse ».31 Dans ce déchirement qui est si souvent le nôtre, le Seigneur Jésus ne cède pas à la tentation et ne baisse jamais les bras, pour se conformer toujours et en toutes choses à la volonté paternelle. Sa sainte humanité n’est que pleine adhésion au dessein de salut du Père pour l’humanité. Ce dessein divin, saint Paul le rappelle en ces termes, alors qu’il exhorte Timothée à la prière pour tous ceux qui exercent ici-bas une autorité : « Cela est bon et agréé devant Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité ».32
La volonté de Dieu tout-puissant se réalisera immanquablement. Pourtant, Il a voulu qu’elle passe souvent par l’adhésion de notre propre volonté, quoiqu’Il ait prévu de toute éternité les moyens de parvenir aux fins dont Il a disposé l’ordre de la création. Nous nous trouvons là au croisement délicat de la prescience divine et de la liberté humaine, et il nous faut tenir tant l’une que l’autre. Ce qui nous paraît légitimement bon n’est pas forcément bon selon le projet de Dieu sur telle personne ou telle société. Nos projets à courte vue et à perspective limitée ne concordent pas toujours avec les projets de Dieu à long terme et pour un bien parfois plus large. Telle guérison que nous demandons et n’obtenons pas, tel plan honnête aux implications familiales, professionnelles ou autres qui aboutit à l’échec, tant de difficultés malgré l’offrande de tout au Seigneur et qui nous laissent dans le doute, l’incompréhension, l’impasse. Faire le bon plaisir de Dieu selon la sainte indifférence des saints, voilà qui éprouve notre foi et nous pousse à une confiance plus radicale dans le Seigneur, à une espérance qui ne repose pas dans les sécurités éphémères de ce monde.
L’exemplarité du Paradis nous est donnée pour que les cœurs de tous les hommes sur terre ne veuillent que ce que Dieu veut. En ce sens, nous disons : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». À l’instar du Christ, le chrétien doit s’efforcer de connaître la volonté du Père en toutes choses, y compris quand cette volonté vient contrarier ses propres vues sur les événements et les situations. Il apprend ainsi la véritable humilité, le renoncement à soi, l’obéissance filiale qui est l’œuvre par excellence de la vie spirituelle.

4 – Panem nostrum quotidiánum da nobis hódie

Avec cette quatrième demande, commence la série des demandes concernant nos besoins fondamentaux.
Dans l’Ancien Testament, nous lisons comment le Seigneur n’abandonna pas son peuple au désert et pourvut à sa faim. La manne descendait chaque matin comme la rosée et les Hébreux ramassaient ce dont ils avaient strictement besoin pour la journée. Certains essayèrent bien d’en ramasser pour constituer des réserves pour le lendemain, mais les vers s’y mettaient et la manne se gâtait. Et l’Écriture de rappeler aux juifs comment, pendant quarante ans, Dieu avait nourri son peuple quotidiennement au désert.33 Dans nos civilisations méditerranéennes, le pain constitue la nourriture de base, ou tout au moins était-ce vrai jusqu’à il y a peu. « Gagner son pain » est une expression qui recouvre beaucoup plus que la seule matérialité du produit du boulanger. Dieu peut-Il à ce point s’intéresser aux simples nécessités de notre subsistance quotidienne ?
Poser cette question aujourd’hui dans un un pays occidental nanti implique de ne pas oublier tous ces hommes qui, aujourd’hui encore, n’ont même pas le strict nécessaire pour vivre. Le pain de la terre doit être un pain commun et partagé équitablement entre tous. C’est ainsi que la doctrine sociale de l’Église allie tant la notion légitime de propriété privée que la nécessité de partager les ressources entre tous. Il faudrait un certain courage dans les pays riches pour reconnaître qu’une grande partie des problèmes d’instabilité mondiale que nous connaissons à l’heure actuelle dépendent largement de l’injustice criante de la répartition des richesses. Il faudrait plus de courage encore pour oser proposer de vraies solutions qui ne s’en tiennent pas qu’aux vœux pieux. De Rome, la voix du Pasteur suprême s’élève pourtant à temps et à contre temps pour rappeler cette grande vérité. Attendre tout du Seigneur comme si rien ne dépendait de nous suppose aussi de tout faire comme si tout dépendait de nous seuls. Dire « notre pain » dans la prière dominicale, crée pour celui qui la récite des obligations quant au souci qu’il doit porter d’une vraie justice tant à l’échelle locale, nationale qu’internationale.
En son temps, le livre de la Sagesse suggérait déjà que la manne n’avait pas qu’une portée matérielle, mais également spirituelle. « C’est une nourriture d’anges que tu as donnée à ton peuple, et c’est un pain tout préparé que, du ciel, tu leur as fourni sans qu’ils se fatiguent, un pain capable de procurer toutes les délices et de satisfaire tous les goûts. Et la substance que tu donnais manifestait ta douceur envers tes enfants, puisque, s’accommodant au goût de celui qui l’emportait, elle se changeait en ce que chacun voulait ».34 En effet, le terme grec epiousios peut revêtir deux sens, sans qu’il soit possible de pencher définitivement pour l’un ou l’autre. C’est ce que l’on appelle un hapax en exégèse, c’est-à-dire un terme qui ne se trouve qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, et qui plus est, dans le cas présent, n’est pas utilisé dans la langue classique.
Le premier sens est celui que l’on a évoqué plus haut et que l’on traduit par : « quotidien », « aujourd’hui » ou encore « de chaque jour », sens qui manifeste combien l’homme ne doit pas thésauriser sur cette terre en oubliant qu’il est fait pour le ciel, mais plutôt savoir faire confiance en la divine Providence en vivant le moment présent comme un mendiant de l’amour du Père.
« Pris dans un sens temporel, il est une reprise pédagogique de « aujourd’hui » pour nous confirmer dans une confiance « sans réserve ». Pris au sens qualitatif, il signifie le nécessaire à la vie, et plus largement tout bien suffisant pour la subsistance ».35 En ce deuxième sens, on pourrait donc traduire par : « superessentiel ». Dès lors, chacun pourra voir comment c’est aussi le Pain de Vie qui est à demander, le Corps Très Saint du Seigneur Jésus qui se donne à nous en nourriture, bien plus essentielle que toutes les nourritures terrestres, puisqu’elle ne nous obtient rien d’autre que l’union avec notre Sauveur et notre Dieu, prémices de l’union béatifiante en Paradis, anticipation du Banquet Céleste et avant-goût du Royaume à venir. Ce pain-là doit être pour le chrétien l’objet de ses plus vifs désirs, le désir pressant d’être transformé par Lui en offrande agréable au Père, l’aspiration quotidienne à la sainteté alors qu’il reçoit l’Infiniment Saint sous ces pauvres et fragiles apparences de l’hostie. Puissions-nous recueillir chaque jour dans notre pauvre âme le Pain Sacré de la miséricorde, Jésus-Eucharistie, bien plus essentiel que tout ce à quoi nous attachons tant d’importance ici-bas.

5 – Et dimitte nobis débita nostra, sicut et nos dimittimus debitóribus nostris

Pour saint Luc, ce sont les offenses, pour saint Matthieu les dettes, mais le sens est le même. « Le pain dont nous avons le plus besoin maintenant, dont j’aurai le plus besoin au moment de mourir, c’est le pardon des péchés ».36 La croissance de notre vie spirituelle devrait nous faire prendre conscience de plus en plus de la laideur du péché et de la souillure qui est la nôtre, nous empêchant de recevoir pleinement tous les trésors de grâce que Dieu a réservés à chacun d’entre nous. Le péché nous prive de la douce consolation des lumières qui viennent du Seigneur. Il met un obstacle en nous à recevoir la charité à profusion, charité qui dilate le cœur, affermit la vraie liberté intérieure et bâtit la paix dans la sérénité d’une maison intérieure bien en ordre. Le pardon du Seigneur est au cœur de tout l’élan de la Révélation et traverse la Bible comme un thème récurrent qui donne intelligence à tout. Rien d’étonnant alors qu’on retrouve ce désir exprimé dans la prière dominicale, cri du cœur jaillissant des profondeurs de l’être qui se sait abîmé et blessé par le mal, et dès lors incapable d’accéder à ce pour quoi il avait été fait à l’origine.
Après le Vendredi Saint, ce cri est lancé avec plus de force et de justesse, puisque le pardon a été obtenu définitivement, puisque l’homme a retrouvé l’image et la ressemblance, puisque sa destinée de gloire devient possible en Jésus-Christ. Malgré la faiblesse qui demeure et souille nos pauvres existences terrestres, la joie est immense de savoir que désormais aucun péché ne sera trop hideux qui ne puisse être lavé dans le sang du Christ. Tant d’exemples de la vie du Sauveur peuvent venir consoler nos âmes pliant sous le fardeau du péché ; et qui n’a pas ressenti un jour cette joie sainte à la lecture des paraboles de l’enfant prodigue ou de la brebis perdue.
Mais là encore, ce pardon de Dieu qui est gratuit et que personne ne peut se prévaloir d’avoir mérité, ce pardon n’est pas une affaire égoïste comme si mon rapport avec Dieu ne devait pour moi entraîner ni obligation ni devoir. Vous vous souvenez sûrement de la magnifique parabole du débiteur impitoyable qui devait dix mille talents à son maître ; comment celui-ci lui remit sa dette, touché de compassion. C’est alors que ce débiteur ne voulut pas lui-même remettre une dette dérisoire de cent deniers à l’un de ses débiteurs, le faisant jeter en prison. Le maître averti lui dit alors : « Ne devrais-tu pas avoir pitié de ton compagnon comme j’ai eu pitié de toi ? Et son maître, irrité, le livra aux exécuteurs jusqu’à ce qu’il eût payé toute sa dette ». Et Jésus de conclure : « Ainsi vous traitera mon Père céleste si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur ».37 Combien de fois Jésus a-t-Il rappelé ainsi l’obligation de pardonner à son prochain ! On peut même établir un parallèle entre le double commandement de l’amour et ce double mouvement du pardon. L’amour de Dieu doit se vérifier dans l’amour du prochain. La première Lettre de saint Jean est particulièrement explicite à ce sujet. De la même manière, recevoir le pardon du Père céleste implique de savoir donner le pardon à ceux qui nous ont offensés.
Ce discours est plus que jamais provocateur en un monde où chacun se croit dans son bon droit, où l’égoïsme interdit tout regard de miséricorde, où l’autre est trop souvent l’adversaire qui peut venir contrarier l’exercice de ma sacro-sainte liberté. Mais quoi qu’il en soit, et malgré le désir éventuel de pardonner sincèrement, demeure la blessure de l’impossible oubli quand le préjudice est trop grand. Jésus nous dit pourtant de pardonner du fond du cœur. « C’est là, en effet, « au fond du cœur » que tout se noue et se dénoue. Il n’est pas en notre pouvoir de ne plus sentir et d’oublier l’offense ; mais le cœur qui s’offre à l’Esprit-Saint retourne la blessure en compassion et purifie la mémoire en transformant l’offense en intercession ».38
Tout est dans le « comme », qui n’implique pas une causalité automatique, comme si Dieu était tenu de nous pardonner alors que nous pardonnons à notre prochain, mais plutôt qui établit un certain rapport de proportion entre le pardon que nous savons donner et le pardon que nous pourrons recevoir ; ce, bien dans la ligne des versets de l’Évangile de Matthieu qui commente le Notre Père immédiatement après, ainsi que du chapitre 7 qui rappelle comment la mesure dont nous nous servons servira également pour nous.39 Saint Césaire d’Arles le disait en son temps à ses fidèles de fort belle manière : « Il y a dans le ciel une miséricorde à laquelle on parvient par des miséricordes terrestres. Et donc, tant que nous le pouvons, hâtons-nous sur la terre de nous rendre favorable la miséricorde céleste ».40

6 – Et ne nos indúcas in tentatiónem

Cette sixième demande du Pater est l’objet de polémiques en raison de la traduction française officielle la plus récente. À vrai dire, et de l’avis des spécialistes, elle est la plus fidèle au sens littéral du terme grec, que reprend d’ailleurs le latin : « Et ne nos indúcas in tentatiónem ». L’ancienne traduction : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation » n’est pas mauvaise pour autant, comme le dit le Catéchisme de l’Église Catholique. Il en ajoute même une troisième : « Ne nous permets pas d’entrer dans la tentation ».41 C’est dire la difficulté de rendre parfaitement les nuances du terme original. Le Père Carmignac42 proposait : « Garde-nous d’entrer dans la tentation ». Cette dernière formule a le mérite de souligner à la fois la responsabilité qui est la nôtre de consentir à la tentation et l’action divine positive qui doit nous empêcher d’être soumis à des pressions trop fortes auxquelles nous ne pourrions pas résister.
L’apôtre saint Jacques décrit dans sa lettre le processus de la tentation où la responsabilité entière de l’homme est engagée : « Que personne, étant dans l’épreuve, ne dise : « C’est Dieu qui m’éprouve » ; car Dieu est à l’abri des épreuves du mal, et lui-même n’éprouve personne. Chacun est éprouvé par sa propre convoitise qui le tire et le prend à l’amorce ; puis la convoitise, ayant conçu, enfante le péché, et le péché, une fois consommé, donne naissance à la mort ».43
En somme, il est patent que la tentation ne peut être évitée puisque le Seigneur Jésus lui-même a voulu s’y soumettre. Précisément, ce combat contre Satan au désert nous indique le chemin de la lutte spirituelle et de la vigilance nécessaire à tout moment pour ne pas se laisser entraîner par la séduction de l’interdit et du mal, et glisser inexorablement vers les attraits trompeurs de la convoitise déréglée. Dieu ne soumet personne au mal comme s’Il voulait entraîner ses propres enfants à la chute, ce qui serait contradictoire. La prière qui Lui est faite vise un surcroît de miséricorde par laquelle Il nous éviterait les conséquences mêmes de nos négligences qui nous poussent si souvent vers les zones mouvantes de l’indécision et nous exposent à la fragilité, comme cet homme imprudent de l’Évangile qui a bâti sa maison sur le sable.44
Le Seigneur, en effet, n’a de cesse que de nous donner la force nécessaire pour vaincre la tentation, de sorte que la croix de son Fils n’ait pas été dressée en vain. Saint Paul nous l’assure : « Aucune tentation ne vous est survenue qui passât la mesure humaine. Dieu est fidèle : il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces, mais avec la tentation il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter ».45Ainsi le démon n’a de prise sur nous que par la permission de Dieu. Si Dieu permet que nous soyons tentés, c’est pour nous éprouver et nous faire croître dans son amour. Dans la mesure où nous grandissons dans la vie spirituelle, les tentations deviennent plus subtiles et plus fortes, parce que le démon ne supporte pas de voir une âme lui échapper. Sortir vainqueur de la tentation nous affermit dans la grâce. Le diable cherche toujours à salir ce qu’il y a de plus beau, par une perversion fort intelligente des grandeurs que le Seigneur a disposées pour ses enfants. Qu’il suffise de regarder la vie des saints, de saint Padre Pio ou du saint Curé d’Ars par exemple.
Pour conclure, disons que le combat spirituel est au cœur de notre existence terrestre. Permis par Dieu pour notre croissance spirituelle, il ne faut pas chercher à l’éviter à tout prix, mais demander humblement au Père de nous délivrer de nos propres faiblesses et de nous éviter d’être exposés par notre imprudence aux tentations trop fortes qui risqueraient de corrompre tous nos beaux élans pour qu’en nous son Nom soit sanctifié.46

7 – Sed libera nos a malo

Cette nouvelle demande est un corollaire de la précédente. Elle s’inscrit dans la ligne de ce qui sera plus tard la prière sacerdotale de Jésus, qu’Il laissa à ses disciples comme une sorte de testament. « (Père) je ne te prie pas pour que tu les enlèves du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais ».47 En effet, « dans cette demande, le Mal n’est pas une abstraction, mais il désigne une personne, Satan, le Mauvais, l’ange qui s’oppose à Dieu. Le « diable » (dia-bolos) est celui qui « se jette en travers » du dessein de Dieu et de son « œuvre de salut » accomplie dans le Christ ».48
En cette conclusion du Notre Père, est rappelée la victoire définitive du Christ sur le Mal et le Malin pour qu’adviennent le Règne du Père et la sanctification de son Nom. Avant de mourir, Jésus déclarait : « C’est maintenant le jugement de ce monde ; c’est maintenant que le chef de ce monde va être jeté dehors. Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes vers moi ».49
Reste que ce qui a été acquis irrémédiablement en Jésus-Christ, se réalise effectivement, in concreto, en chacun d’entre nous et pour tous les hommes pour lesquels l’Église intercède. Chasser le démon et son influence néfaste est la première étape chronologique d’un processus qui nous permet de lutter contre la tentation, d’obtenir la guérison du péché, d’être fortifiés par la nourriture céleste, d’accomplir la volonté du Père, dès lors de faire advenir son règne et ainsi de répandre la sainteté de son Nom. La prière dominicale nous fixe dès son début la finalité à atteindre et décline ensuite les étapes pour y parvenir. L’expérience de la vie nous fait emprunter le chemin inverse qui nous conduit vers la contemplation du Père qui, un jour, suffira à combler au-delà de toute mesure les plus nobles aspirations de notre être.
* * *
« Puis, la prière achevée, tu dis : Amen, contresignant par cet Amen, qui signifie « Que cela se fasse » ce que contient la prière que Dieu nous a enseignée ».50
À l’école de la grande Tradition de l’Église, nous avons suivi pas à pas la plus belle des prières ; puisse-t-elle nous accompagner toujours à chaque moment de la journée et laissons saint Ambroise nous exhorter : « Ô homme, tu n’osais pas lever ton visage vers le ciel, tu baissais les yeux vers la terre, et soudain tu as reçu la grâce du Christ : tous tes péchés t’ont été remis. De méchant serviteur tu es devenu un bon fils... Lève donc les yeux vers le Père qui t’a racheté par son Fils et dis : Notre Père... Mais ne te réclame d’aucun privilège. Il n’est le Père, d’une manière spéciale, que du Christ seul, tandis que nous, Il nous a créés. Dis donc toi aussi par grâce : Notre Père, pour mériter d’être son Fils ».51
* Aumônier du CHU à Poitiers. Licencié en patristique et histoire de la théologie, diplômé d’islamologie de l’Institut Pontifical des sciences arabes et islamiques à Rome.

  1. Saint Augustin, Ep. 130, 12, 22–13, 24 (ad Probam) – cf. L.d.H., vol. IV, p. 207.
  2. Lc 11, 1.
  3. Mt 6, 7–8.
  4. Mt 6, 32b-33.
  5. Lc 10, 41b-42.
  6. Cf. Lc 11, 5–8.
  7. Cf. Lc 11, 9–13.
  8. Mt 11, 27.
  9. Mt 23, 9.
  10. Saint Augustin à propos de saint Pierre : « Non petra a Petro, sed Petrus a petra. »
  11. Gal 4, 4–7.
  12. Cf. Dt 32, 6 ; Is 64, 7 ; Si 23, 1–4 ; Tb 13, 14 ; Ml 1, 6 ; 2, 10.
  13. Ex 4, 22 ; Os 11, 1–3 ; Jr 3, 19.
  14. I R 3, 6.
  15. Ps 68, 6.
  16. Sg 2, 16–18.
  17. Jn 5, 18
  18. Jn 20, 17.
  19. Ch. Journet, Notre Père qui es aux cieux, Éd. Saint-Augustin, 1997, p. 39.
  20. Saint Augustin, Sermo Dom. 2, 5, 18 (cf. CEC 2794).
  21. Jn 14, 2.
  22. CEC no 2803.
  23. Is 6, 15.
  24. He 10, 10b-14.
  25. Jn 14, 9.
  26. Tertullien, or. 3, cité in CEC no 2184.
  27. Rm 14, 17.
  28. Ch. Journet, op. cit., p. 59–60.
  29. Rm 5, 20.
  30. Jn 6, 38.
  31. Lc 22, 42.
  32. I Tm 2, 3–4.
  33. Cf. Ex 16, 14–35.
  34. Sg 16, 20–21.
  35. CEC no 2837.
  36. Ch. Journet, op. cité, p. 101.
  37. Cf. Mt 18, 23–35.
  38. CEC no 2843.
  39. MCf. Mt 7, 2.
  40. Saint Césaire d’Arles, Sermon 26, Sources chrétiennes no 243, p. 84.
  41. CEC no 2846.
  42. Cité par Bible chrétienne, vol. II, p. 269–270, tiré de l’ouvrage Recherches, p. 283–292.
  43. Jc 1, 13–15.
  44. Mt 7, 26–27.
  45. I Cor 10, 13.
  46. Sur ce thème, cf. l’article de Mgr Louis-Marie Guillaume in Kephas no 5.
  47. Jn 17, 15.
  48. CEC no 2851.
  49. Jn 12, 31–32.
  50. Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèses mystagogiques, 5, 18, cité in CEC no 2856.
  51. Saint Ambroise de Milan, De sacramentis, 5, 19, cité in CEC no 2783.